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Femmes rurales
dans le Mozambique contemporain.
Politique
et Quotidien. Une émancipation manquée ?
Bonni
Carryer (1997),
Collection
Alternatives rurales, L’Harmattan.
L’auteure,
Bonni Carryer, a participé à un programme de développement dans plusieurs
régions du Mozambique, au début des années 80, centré sur l’acquisition de
techniques de filage manuel du coton, selon des techniques indiennes. Comme
d‘autres coopérants, elle commence à émettre des doutes sur ce type de
programme et à en souligner les faiblesses.
Le
Mozambique, vaste pays de la côte Est de l’Afrique, est dirigé par un parti
unique, à l’origine marxiste-léniniste, le FRELIMO (Front de Libération du
Mozambique), qui a mené la guerre d’indépendance contre le Portugal de
Salazar. Il était en butte à une guérilla anticommuniste financée par
l’Afrique du Sud jusque 1994. Actuellement, le Mozambique applique les plans
de restructuration du FMI, avec des effets désastreux.
Dans
un pays marqué par un fort analphabétisme (80 % de la population mais… 98 %
des femmes), une faible urbanisation et un équipement structurel très faible,
le FRELIMO a tenté depuis l’indépendance en 1975 de mener une politique
d’émancipation des femmes, fondée sur des campagnes de propagande intense et
l’intégration des femmes dans l’OMM (organisation des femmes du Mozambique),
selon le principe que la participation aux assemblées de discussion leur
permettrait de s’affirmer et de devenir plus autonomes vis-à-vis de leurs
maris (l’OMM lutte notamment contre la polygamie, courante dans une partie du
pays). Cette méthode s’était avérée efficace durant les années de guérilla
(1962-75), où de nombreuses femmes ont participées aux actions combattantes.
De
manière générale, le système mis en place par le FRELIMO repose beaucoup sur des
assemblées, pour le fonctionnement des coopératives comme pour celui du
parti. Au sein de celui-ci, la liberté de discussion et de critique semble
bien fonctionner, même si on ne peut pas parler de démocratie. Au Ve congrès,
29 % des délégués étaient des femmes, et surtout, il n’y avait que 5,2 %
d’analphabètes. Autrement dit, le parti est majoritairement dirigé par les «
intellectuel-le-s », la minorité lettrée de la population.
Bonni
Carryer observe qu’au début des années 80, le FRELIMO commence à infléchir
son discours en faveur de l’émancipation des femmes, pour revenir à une
politique beaucoup pus traditionaliste. L’assimilation femme / mère revient
dans le discours officiel, alors qu’il avait disparu. L’accès aux professions
masculines (y compris infirmier ou instituteur, professions masculines au
Mozambique) cesse d’être valorisé. Pour Bonni Carryer, ce revirement
s’explique de la manière suivante : faute d’avoir réussi à obtenir l’adhésion
massive des femmes à son programme d’émancipation, le parti préfère éviter de
contrarier leurs maris, alors même que l’état doit se défendre contre une
guérilla réactionnaire. Comme on l’a dit, ce sont les hommes qui contrôlent
le parti. D’autre part, plusieurs exemples cités par l’auteure laissent
penser que, bien que les assemblées de base de l’OMM (organisation des
femmes) expriment clairement les problèmes, ceux-ci tendent à disparaître des
résolutions finales des congrès. D’où l’attitude de nombreuses femmes
vis-à-vis de l’OMM : enthousiasme, grands espoirs placés dans les décisions
des congrès et des campagnes idéologiques qui s’ensuivent, mais aussi
désintérêt et méfiance croissante : une ouvrière interrogée explique que la
cotisation est retenue sur la paie, sans que l’organisation amène quoi que ce
soit en termes de connaissances, de questions concrètes. Autrement dit, la
tentative de démocratie participative n’amène pas les résultats voulus, et se
retourne même contre les personnes initialement visées.
Mais
la majorité des femmes ne participe purement et simplement pas aux
discussions, aux assemblées, même pour écouter, ou ne le font que de manière
très irrégulière. Il en va de même pour la participation aux programmes de
coopératives (collectivisation des terres) ou de développement. Dans le
projet pour lequel elle travaille, Bonni Carryer fait état d’un fort
absentéisme de la part des femmes, pourtant volontaires. Certes, une partie
peut être expliquée par la pression des maris (notamment lorsqu’un animateur
masculin est seul, sans animatrice féminine pour les cours de tissage ou
d’alphabétisation). Mais on peut trouver deux causes principales à
l’absentéisme : l’impossibilité matérielle de participer et le refus délibéré
de participer - autrement dit : le « refus du travail ».
L’impossibilité
matérielle de participer est très simple : une femme Mozambicaine travaille
en moyenne 16 à 18h par jour, contre la moitié seulement pour un homme. Il
existe en outre une stricte séparation sexuelle des taches, et ce dès
l’enfance, bien que l’enfant n’acquière un nom et un statut social que vers
l’âge de 8 ou 9 ans. Appliquant, sans les citer explicitement les principes
de la sociologie féministe matérialiste (C. Delphy), Bonni Carryer prend en
compte l’ensemble des activités, à la fois travail au champ et travail
domestique (qui sont d’ailleurs assez peu séparés dans les mentalités).
Principale variante dans ce schéma : la première épouse d’un ménage polygame
peut, en se désistant d’une partie des tâches sur la seconde épouse, disposer
de plus de temps pour participer aux réunions OMM (où elle cachera d’ailleurs
sa polygamie, officiellement illégale) ou rendre des cours de tissage et
d’alphabétisation. Il faut bien rappeler, en effet, que le principe de base
de toute assemblée, de tout débat démocratique, c’est d’avoir le temps d’y
participer. Toute « démocratie » ne peut être que purement formelle quand on
occupe trois-quarts de son temps à s’occuper aux champs et au foyer, et que
le quart restant ne peut servir qu’à dormir.
Le
refus du travail est courant au Mozambique, de manière plus marquée chez les
femmes que chez les hommes semble-t-il. Dans les conditions de disette
quasi-permanente (moins de 2000 calories / jour / habitant, 34 % de la
population en dessous de 1500 en 1971, selon la FAO), il est évident que
celui-ci ne s’applique que très marginalement au travail agricole sur ses
propres terres. Mais il est très marqué sur les projets de l’état, y compris
les coopératives agricoles (qui semblent être dirigées par les notables
traditionnels, avec l’accord tacite du parti). L’un des attitudes observées
consiste en un suivi incomplet de la chaîne agricole : le coton ou les
haricots sont plantés, mais jamais entretenus ou récoltés et pourrissent sur
place ; des terres collectives, réservées aux femmes volontaires, sont
défrichées puis aussitôt abandonnées, et ainsi de suite. Les villages
communautaires commencent à être désertés, bien que leurs habitants soient au
départ des volontaires. Pourtant, ces projets sont toujours présentés comme
menés dans l’intérêt des paysans eux-mêmes, qui bénéficient du développement
du pays. Autrement dit, on peut parler, comme le suggère l’économiste
africaine Axelle Kabou, de refus du développement (on connaît la même
situation au Rwanda : les ouvriers agricoles arrachent massivement les plants
de cafés des grandes exploitations d’état). Il faut remarquer que les mêmes
paysans sont capables de travaux collectifs importants, par exemple pour
construire une maison pour une famille, quand ils le décident eux-même et
qu’ils ne travaillent pas pour l’état. Bonni Carryer remarque que la
différence entre les travaux collectifs et « coopératifs » se sent dans
l’ambiance : joyeuse pour les premiers, maussade pour les seconds.
Plusieurs
raisons expliquent ce refus. La première, c’est que, dans l’esprit des
dirigeants du FRELIMO, le développement passe par la modernisation du pays
(bien que l’expérience des coopératives montre le conflit latent entre
techniciens qualifiés et ouvriers agricoles). Cette modernisation implique de
se fournir du matériel et des compétences à l’extérieur (biens d’équipement,
pharmacie, etc.), donc de disposer de devises. Produire des biens
d’exportation est la condition première de ce schéma. « Socialiste » à
l’intérieur, le Mozambique est capitaliste à l’extérieur. Le FRELIMO, bien
que vainqueur de l’impérialisme portugais (la guerre coloniale a joué un rôle
important dans la chute du régime de Salazar), se trouve donc en situation de
poursuivre la production de biens d’exportation, tout comme le Portugal
s’était servi du pays comme d’une vaste plantation. Bien sûr, on ne peut
mettre les deux méthodes sur le même plan : les Portugais employaient
conjointement la terreur physique et l’ordre idéologique des missions
catholiques, tandis que le FRELIMO s’appuie essentiellement sur le
volontariat et la propagande de masse, et sur la réalisation effective de
réformes sociales (encore faudrait-il voir la situation actuelle, puisque le
livre ne donne que des indications sporadiques sur les années 90). Mais les
effets sont les mêmes : les agricultrices ressentent le travail en
coopérative comme une forme de corvée, d’autant plus insupportable qu’elle ne
leur laisse plus le temps de mener leurs propres travaux vivriers
indispensables. Ce rejet des coopératives s’étend aux projets de
développement menés par des « occidentaux », qui se différencient mal des
institutions de l’état.
L’une
des réponses adoptées pour contrer ce refus du travail coopératif est
l’introduction progressive du salariat. Il est intéressant de constater que
celui-ci est immédiatement accaparé par les hommes. Les femmes, bridées par
leur mari et de toute façon harassées par les travaux des champs, en sont
quasiment exclues. On a déjà signalé que les hommes travaillaient moitié
moins que les femmes, ce qui leur permet de se consacrer à une activité
salariée sans trop en faire pâtir leurs tâches habituelles. Source
d’amélioration relative pour ceux qui en bénéficient, au moins par la
possibilité d’accéder à des biens de consommation produits à l’extérieur du village,
il devient un élément d’aliénation supplémentaire pour celles qui en sont
exclues.
La
deuxième raison réside dans le comportement des dirigeants, des
administrateurs locaux, de la bureaucratie du FRELIMO. Bonni Carryer signale
plusieurs cas manifestes. Par exemple, lors de l’installation d’une
coopérative de menuiserie, l’administrateur du district, ancien guérillero,
demande qu’on lui fournisse du mobilier dans le style colonial portugais, ce
qui aurait monopolisé la coopérative pendant deux ans. Face au refus, il
accuse les coopérants européens et refuse tout concours à la coopérative. De
manière plus générale, les produits des coopératives sont prioritairement
attribués aux dirigeants et aux structures du FRELIMO. En évitant de
travailler pour les projets coopératifs, les paysannes marquent purement et
simplement leur refus de se laisser exploiter par cette « bureaucratie ».
Conclusion
: On a vu que le FRELIMO avait une base sociale assez nette, marquée dans les
participants au congrès et visiblement plus encore dans les hautes sphères :
la minorité alphabétisée du pays. On se trouve donc en face d’un cas assez
exemplaire de classe d’intellectuels, qui ont pris en main la machine d’état
- qu’ils ont même créée puisque auparavant le pays était sous administration
coloniale - pour tenter de se constituer en « capitaliste collectif », comme
si le Mozambique formait une vaste entreprise de produits d’exportation, et
qui font fonctionner cette exploitation grâce à un vaste appareil idéologique
reposant sur un volontariat apparent (et sur l’introduction progressive du
salariat). Mais ce projet échoue en partie, sous l’action du refus du travail
aliéné, de l’esclavage « coopératif » ou salarié, par les paysannes.
Quelques
données plus récentes tirées du Bilan du Monde 20041 : Tout en appliquant les
restructurations du FMI, le Mozambique se tourne vers les investisseurs des
Émirats Arabes Uni. Mais la production de céréales a chuté de 1,8 à 1,5
millions de tonnes entre 1999 et 2000, et celle de coton de 114 000 tonnes de
coton à 35 000 tonnes dans le même temps. Les inondations sont considérées
comme responsables, mais il faut remarquer que le prix d’achat du coton aux
producteurs par l’état a été abaissé, et que la centrale syndicale a obtenu,
la même année, 26 % d’augmentation des salaires face à la menace d’une grève
générale…
Nicolas (Mai 2000)
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